Le chapeau claque cabossé légèrement de biais, une cane laquée attendant le mouvement de poignée qui marquera le premier pas,
dans son trois-pièces élimé, John n’est pas loin de perdre son sang-froid devant l’architecture démesurée du Palais macabre et sans doute illusoire qui se dresse devant le groupe de quatre personnages. Les deux costards-cravates partent bille-en-tête, ils sont là pour affaire. Pour quoi d’autre, en effet ? La demoiselle, quant à elle,pimpinabulante comme une héroïne d’anime, laisse voir une émotion mal contrôlée.
Le premier pas sera mal assuré, John se fait l’impression d’un touriste, sorti de ses gonds qu’il est par une situation qui le dépasse. Par la suite, on le verra courir dans les couloirs de l’hôtel:DD , dépouiller quelques pigeons, simplement pour garder la main, accrocher quelques professionnels de l’entertainment pour commander une batterie, se casser les dents sur un Arlequin messager
, plus roublard et plus véloce que lui, dégoter un costume pour le Bal annoncé. Bref, il ne touchera pas terre.
A l’entrée du bal, vêtu en général sudiste portant barbe grise, chapeau à cordon et sabre de fer-blanc, il retrouve ses compagnons de voyage. Les deux corporates, fidèle à la ligne vestimentaire vénitienne, font partie, comme la majorité des convives, d’une société secrète et sont empreints de morosité, la jeune femme, déguisée sans doute en sirène, est visiblement plus animée, un peu décalée elle aussi face à la succession de visions auxquelles ils sont soumis : l’arrivée au Bal a les allures mêlées d’un feu d’artifice versaillais, d’un carnaval dans la cité des Doges, d’une cérémonie initiatique (un mystère, disent les deux hermétiques, et de préciser d’un air entendu : noces alchimiques) dans laquelle il reconnaît la migration des âmes, et d’un parc d’attraction sponsorisé par l’arc-en-ciel Sunways (une immense queue, mais pour quel manège
). Tout cela pourrait être authentique, mais il s’agit plutôt, lui souffle un des deux conspirateurs, d’une illusion néo-optique.
Optique mon œil : le plastique ça se touche, ça se respire et se mange aussi bien. L’expérience le prouve. Bref, tout est en toc et se joue sous chapiteau, mais pour quoi donc demandez-vous encore ? On vous l’avait dit : La Plus Grande Bulle de Savon au Monde.
Bal il y a eu effectivement : vieille école, les danseurs auxquels ils s’est mêlé formaient un entrelacs de motifs mobiles dont il a accepté, pour un moment, d’être le centre. Tirant de sa poche une ribambelle de mouchoirs, il s'imagine menant une véritable danse macabre. Puis le moteur. Dans la salle aux dimensions nurembergiennes et au décor gothique, le temps est venu d’expérimenter.
Prenant place à la batterie installée pour lui à la tête de l’orchestre, il entame, jazzie, un discret balayage,
rin-pintshin- rin-pintshin- rin-pintshin. Pendant les deux heures qui suivent, pour une créature débordante de lyrisme et avide d’autre chose, malencontreusement acoquinée à une sinistre parodie de Pile-ou-Face. Pour une foule hypnotisée aussi, il soutient le chant de la Créature, et énergisé au sang par une incessante absorption d’alcool, il va jusqu’au bout d’une interminable montée en puissance virtuose et rythmique.
Un instant, il songe à renvoyer tout ce monde dans les rues, animé de la même soif meurtrière qui guidait les « shaaa-shaaa » des boxeurs chinois en révolte, mais sa transe résonne bientôt dans la foule agglutinée sous la forme de spasmes et d’ondulations lascives, chacun n’aspirant plus qu’à ne faire qu’un avec ceux qui l’entoure. Tourbillon et délire collectif : John est pour un instant le Roi de la fête, la Créature sa Reine et maîtresse, un calice plus grand encore lui est remis, et un sceptre. Au pic de la transe, un étrange échange d’énergies s’opère : de chaque participant, attiré et canalisé par la Créature comme par un paratonnerre en haut d’une tour en plein orage, un fluide mystérieux s’en va alimenter un gigantesque quadrillage bureaucratique…
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